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LES TUILERIES
(D'après Tableau
de Paris, par Edmond Texier, paru en 1852-1853)
Une fois hors de ces terrains fleuris, on ne trouve plus que des arbres et du sable : les belles oasis de marronniers, au milieu du splendide désert où toutes les aristocraties de l'Europe ont leurs heures de rendez-vous. Quand vous tournez le dos au château, et que vous pénétrez dans l'allée qui conduit à la place de la Concorde, vous pouvez, d'un seul coup d'œil embrasser l'ensemble de ce qui vous reste à visiter. Rien n'est plus simple et plus vide en apparence. Autour de vous les grands bosquets, cette forêt vierge de Paris ; à droite, l'allée
Mais la terrasse du bord de l'eau, la plus belle promenade non seulement des Tuileries et de tous les jardins de Paris, mais de toutes les villes de l'Europe peut être ; cette terrasse, qui domine d'un côté les parterres, et de l'autre le cours de la Seine avec ses quais plantés d'arbres ; la terrasse du bord de l'eau est complètement défigurée aujourd'hui. Ses bosquets, – car elle avait des bosquets : Parisiens insouciants, qui ne les avez pas vus, ne vous déplacez pas, il est trop tard aujourd'hui ; ils viennent de tomber tout verdoyants et chargés de fleurs sous la scie et la cognée – ses bosquets sont envahis par la maçonnerie, cette infatigable ennemie des fleurs et de la verdure. On construit là une orangerie. Les orangers étaient jusqu'ici logés sous la galerie du Louvre, de ce Louvre que l'on termine. Mais dans ces vastes augmentations, il n'y a pas place pour eux, et on a besoin, à ce qu'il paraît, de leur ancien logement pour en faire des écuries. Or, comme il ne se trouvait pas, à portée, des écuries disponibles pour en faire une orangerie, force a été d'en bâtir une quelque part, et on la bâtit sur l'emplacement des bosquets de la terrasse du bord de l'eau. L'ugete ! nous n'ajouterons pas : O Veneres, Cupidinesque, car les amours se tiennent dans les sombres allées du bas et ne montent jamais sur la terrasse ; mais pleurez, vous tous qui, condamnés à vivre à Paris, cherchez avidement quelque endroit où vous puissiez respirer librement et reposer un instant sur la verdure vos regards partout attristés par la pierre ; vous tous hommes laborieux qui quelquefois, le matin, en vous rendant à vos occupations journalières, alliez surprendre la sortie des premiers bourgeons ou respirer les premiers lilas du printemps, et qui chaque soir, votre tâche accomplie, veniez vous recréer par un bienfaisant exercice dans cette longue avenue, abandonnée par la fashion aux gens paisibles, aux âmes timides et rêveuses. A la vérité, l'avenue d'arbres proprement dite reste intacte ; mais le quinconce disparaît avec les bosquets ; c'est-a-dire la parrtie la plus agréable de cette promenade. Toutes les élégie du monde n'y feront rien maintenant. Il était décidé que des chevaux remplaceraient les orangers, et que les grosses caisses d'orangers grimperaient sur les terrasses des Tuileries pour y prendre leur quartier d'hiver. Si tel était le dessein, pourquoi du moins, tout en conservant à la terrasse du bord de l'eau son caractère et son agrément, n'avoir pas établi l'orangerie sur l'autre terrasse du côté du ministère de la marine ? Pour la foule, ce n'était pas précisément un endroit de prédilection ; là aussi il y avait des quinconces et des bosquets à sacrifié, au besoin ; on en a même déjà abattu une partie pour y dessiner des plates-bandes, y mettre des couches de fumier et y transporter le jardin préparatoire et les semis qu'on faisait auparavant dans les fossés destinés a être comblé. Ces semis, à la vérité, sont là étouffés par les grands arbres qui leur font ombrage ; mais c'est l'affaire des jardiniers. Ce qui intéresse le public dans tout cela, c'est qu'on a rasé les bosquets des deux terrasses, à gauche et à droite, et que dorénavant les illusions champêtres sont toutes déroutées.
Quoi qu'il en soit, dans cet ensemble si vite entrevu, que de détails à revoir ? En effet, ouvert à tous ceux qui sont assez riches pour n'être pas en guenilles, le jardin des Tuileries a dû s'approprier aux goûts variés de la population parisienne. C'était un royaume à partager entré les nombreux enfants de la capitale. – A nous, dirent les hommes d'Etat, à nous la grande allée, celle qui sort du château et lui conduit au Palais-Bourbon. – Oui, répondirent les poètes, les romanciers, les vaudevillistes, tous ceux qui ont une idée à chanter, à écrire ou à fredonner ; oui, à vous la grande allée, mais à nous les bosquets du nord, à nous l'arbre du 20 mars, et puisse notre pensée fleurir et fructifier comme lui. – Nous y consentons, dirent d'une voix timide les amoureux, les rêveurs ; mais nous garderons pour nous les bosquets du midi, quelques fleurs sous nos yeux, l'azur du ciel sur notre tête, et nous vous abandonnons volontiers le reste. – Il nous faut le silence, la solitude, devia rura. – A merveille ! murmurèrent les vieillards ; nous ne demandons pas grand'chose ; quelques bancs au soleil. Les choses marchaient bien ainsi, et le gâteau allait suffire à tous, quand on entendit les éclats de voix d'une troupe joyeuse, et quand on vit apparaître, mirlitons et tambours en tête, un bataillon de bambins à la tête gracieuse, aux yeux pétillants d'ardeur, aux lèvres fines et, hardies. – C'était la grande tribu des enfants terribles, qui venait revendiquer la part du lion et faire valoir le droit du plus fort. A nous, cria d'une seule voix cette armée
de petits tyrans, à nous
les fleurs, les pelouses, les arbres ; à nous les bassins avec leurs
poissons rouges, à nous les allées, les terrasses à nous
tout ! Ces voix étaient si impérieuses, ces gestes étaient
si fiers et si résolus
; il y avait sur ces joues des couleurs si passionnées, On les réduisait au rôle peu brillant de la chèvre, de la brebis et de la génisse, dans leur querelle avec ces lions à la blonde crinière. Mais comment faire ? Derrière ces hardis marmots, l'œil épouvanté des maris voyait se dresser des régiments auxiliaires d'épouses charmantes ou impérieuses. – On céda. – Les conquérants s'emparèrent du beau jardin, et frappèrent le sol du pied en criant comme Mac Grégor : « Terra, quam calco mea est. – La terre que je foule est à moi ! » Heureusement ce régime ne subsista pas longtemps dans toute sa rigueur : avec les enfants, comme avec le ciel, il est des accommodements ; l'essentiel s'est d'attendre. On obtint peu à peu mille petites concessions ; et on ne tarda, guère à satisfaire tout le monde, en attribuant à tous les âges une portion de territoire. Seulement, l'enfance a conservé un droit de suzeraineté qu'il serait imprudent de contester. Donc, les rêveurs de toutes les espèces s'établissent
paisiblement sous les mélancoliques bosquets du midi, le long de
la terrasse qui touche aux quais. Ces arbres qui couvrent la terre d'une
ombre épaisse, et qui recèlent dans leurs feuillages de sentimentales
tourterelles, offrent de sûrs abris à tous les chasseurs En un mot, c'est là que tous les ambitieux de la pensée viennent
exercer leurs Dès ce moment, ces parages deviennent peu sûrs, l'air est plein de ballons élastiques qui menacent votre tête, ou qui s'adressent à votre dos comme à une Muraille solide. La terre est couverte de grands gaillards à boutons de métal qui, dans leurs courses orageuses, entraînent ou précipitent tout ce qui se trouve sur leur passage. Fuyez, alors, et allez sur les terrasses qui regardent l'Obélisque à la Petite-Provence, chercher la solitude où l'on peut ; comme le disait madame de
Lorsqu'on a traversé la Grands-Allée, consacrée, ainsi que nous l'avons dit, à l'armée des solliciteurs ; lorsqu'on est sorti du bois hanté par les tourlourous en chasse, les politiques en plein vent et à un sou la feuille ; on entre avec des éblouissements dans l'allée des Orangers, tout embaumée de senteurs. Sans aucun doute, l'allée des Orangers est la plus curieuse promenade de l'Europe ; c'est le musée où les Parisiennes, c'est-à-dire les plus jolies et les plus spirituelles femmes du monde, viennent exposer leurs œuvres ; les ravissants produits de leur industrie. C'est la grande galerie du Louvre, c'est le palais des
Champs-Élysées. Que de chefs-d'œuvre vous rencontrez
tour à tour ! ces profils délicats et fiers que C'est ici que les jeunes et élégantes mères de famille viennent protester contre les modes ignobles de notre siècle, et maintenir les droits sacrés du caprice et de la fantaisie sur le costume de l'homme. En face du lugubre habit noir de leurs maris, elles placent avec orgueil la blouse fièrement taillée de leur fils ; à côté du chapeau rond paternel, elles mettent malignement la toque ou le béret de leurs charmants bambins, et elles jouissent de leur triomphe, elles ont une sainte prédilection pour les coupes excentriques et les couleurs somptueuses. Presque toutes elles possèdent des instincts d'artistes ; le joug de la trivialité leur est insupportable ; leur vie n'est qu'une ardente et perpétuelle aspiration vers le beau. Aussi, comme elles essayent sur leurs enfants tout ce qu'elles n'osent pas tenter sur elles-mêmes ! Pour parer leurs fils ou leurs filles, elles empruntent quelque chose à tous les pays et à tous les siècles. A Waverley, elles demandent la toque, la jaquette et le plaid ; aux montagnards des Pyrénées, leurs bérets aux couleurs éclatantes ; à Henri IV, le chapeau de feutre au bord hardiment relevé ; à ceux-ci la tunique courte, à ceux-là le pourpoint du seizième siècle ; aux uns la collerette unie, aux autres la fraise empesée ; à tous, la soie, le satin, le velours c'est à en faire venir l'eau à la bouche. Ah ! combien nous serions plus aimables si nous n'étions pas si mal vêtus, et combien de maris auraient évité le naufrage, s'ils avaient seulement changé de tailleur ! C'est une question sociale que celle du costume. L'allée des Orangers, bordée d'un côté par de beaux marronniers, et de l'autre par ces arbres en caisse dont les fruits rappellent aux yeux, sinon au goût, les pommes d'or du jardin des Hespérides, n'est pas seulement chère aux enfants et à leurs mères. Elle est encore la promenade favorite des jeunes gens, qui y viennent sourire à des amours écloses l'hiver ; sous les lustres, et maintenant épanouies au sein de la verdure, sous les brises embaumée du printemps. La mère y conduit quelque fois sa fille, et l'exhibition des demoiselles à marier se fait dans ce salon d'été tout comme dans les salons d'hiver. C'est, du reste, le rendez-vous de toutes les élégances, de tous les luxes, de tontes les aristocraties ; et parmi celles qu'on y remarque le plus, plaçons au premier rang l'aristocratie de l'intelligence et du talent, C'est bien là que l'esprit est une dignité.
Tandis que l'allée des Orangers offre de l'espace aux jeux des hardis garçons, des sveltes petites filles, aux cerceaux qu'on lance comme un cheval fougueux, à la balle qui bondit en tous sens, à la corde qu'on fait tourner avec adresse, la Petite-Provence enferme dans son étroite enceinte toutes les fragiles créatures à peine échappées au biberon et au maillot. Là s'en viennent les petites filles vêtues de blanc en l'honneur de la sainte Vierge, les petits garçon que leurs bonnes portent sur je bras ; et qui agitent dans leurs mains impatientes quelque pelle de bois ou quelque hochet à grelots. A chaque pas, on rencontre une de ces petites fourmis occupée à sa grande besogne, – le sable à creuser ou à amonceler, le ballon à atteindre, le cerceau à diriger. – Il faut tourner, sans chute, autour de la chaise maternelle, ou bien, si on est compté parmi les grands, entrer avec grâce dans la ronde formée sous l'œil des jeunes mères, qui murmurent d'une voix enjouée, quelquefois timide, les aimable refrains : Entrez dans la danse, Voyez comme il danse. Ou Bien : Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés. Comme on le pense bien, une suprême indulgence règne dans ces lieux consacrés au premier âge. On voit bien vite que ces enfants terribles ont pour juges un aréopage de mères. Combien de jeunes femmes, en traversant ce canton détourné de la nature, ont regardé d'un œil d'envie les bruyantes espiègleries, les charmantes indécences de ces petits diables, en murmurant tout bas, comme Madame de Grignan : « Ah ! la jolie chose que d'accoucher d'un garçon ! »
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