
MANUFACTURE NATIONALE DES GOBELINS
(D'après Paris,
450 dessins inédits d'après nature,
paru en 1890)
Le travail de l'atelier de teinture est fort curieux à connaître.
Une série de cuves, incessamment chauffées, contient les couleurs
simples : rouge, bleu, vert, jaune, etc. Le procédé pour obtenir
les nuances plus ou moins légères, plus ou moins

Sculpture de l'ancien pavillon
de chasse |
|
foncées,
d'une même couleur est d'une extrême simplicité : c'est
de tremper les écheveaux de laine pour la nuance claire, et de les retremper
ensuite autant de fois qu'il est nécessaire pour arriver à une
intensité voulue. On forme ainsi des séries graduées,
parmi lesquelles le tapissier-artiste fait son choix. Quant aux tons que les
peintres nomment tons rompus, le tapissier les produit lui-même en intercalant
dans les tons pleins des fils de lainage d'une autre nuance ; ils obtiennent
ainsi toutes les fusions et les dégradations de tons que les peintres
préparent sur leur palette.
La Bièvre coule derrière les logements des artistes, qui n'ont
qu'à traverser un ponceau pour se promener sous les charmilles ou
cultiver leur jardinet. De ce
pont on aperçoit une perspective singulière
: c'est la Bièvre, coulant au-dessous des Gobelins entre deux rangées
de maisons dont les murailles s'y baignent, et le long desquelles les riverains
ne circulent que par une sorte de quai de bois soutenu par des pilotis. Cela
s'appelle la ruelle des Gobelins, habitée exclusivement par des mégissiers,
des peaussiers et des laveurs de bourres, qui tantôt y plongent leurs
produits en préparation, tantôt les en retirent pour les racler
et les éplucher au bord de l'onde opaque et écumeuse. Une vue
de Venise, la Venise du dépotoir. Au bord de la route intérieure,
qui remplace ici un ancien bras de la Bièvre dont le cours a été détourné,
regardez cet édicule carré à un étage, avec son
toit contourné et son petit portail décoratif : c'est l'ancien
pavillon de chasse de M. de Julienne, car on chassait dans ces parages, alors
que la butte aux Cailles était encore, au printemps, le quartier général
de ces oisillons chers aux gourmets.
De l'autre côté de la manufacture et
sur son flanc droit, nous retrouvons M. de Julienne au n° 3 de la rue des
Gobelins, avec le bel hôtel
de style Louis XIII, où l'on admire encore un bel escalier et une très élégante
volute. Elle était habitée au commencement du XVIIIe siècle,
par le marquis de l'Hospital Sainte-Mesme, lieutenant général,
qui avait épousé Élisabeth Gobelin. Du même côté de
la rue des Gobelins, aux n° 17 et 19, sur la vaste propriété de
MM. Durand frères,

L'hôtel du n°17 de la rue des
Gobelins |
|
maîtres tanneurs, s'élève un
bâtiment d'apparence seigneuriale, portes cintrées, hautes fenêtres,
toiture élevée en pavillons, flanquée d'une tour carrée
de robuste apparence. Le voisinage la nomme l'hôtel de la Reine Blanche,
et Martial l'a gravée à l'eau-forte sous le nom de maison de
Saint Louis.
Ce sont là des légendes inacceptables
; le style de la construction indique le commencement du XVIIe siècle
et au plus loin la fin du XVIe. Il existait dans la rue des Marmousets et de
la rue Saint-Hippolyte, supprimées
par le percement du boulevard Arago, des logis à ornements gothiques,
qu'on appelait communément maison de Saint Louis et hôtel de la
Reine Blanche ; après leur démolition, leur nom s'est transporté à l'hôtel,
d'ailleurs remarquable, de MM, Durand frères. Ce que nous savons de
ce logis, c'est que l'administration de la Manufacture des Gobelins y fut quelque
temps installée sous Louis XV, et qu'elle appartint, sous le premier
Empire, à la Banque territoriale, qui l'avait achetée du domaine
et qui en fit une brasserie.
Par sa limite occidentale, la tannerie de MM. Durand frères longe la
Bièvre, sur laquelle un parapet qui barre la rue des Gobelins permet
de retrouver par en bas la ruelle qui nous apparaissait tout à l'heure
par en haut près du pavillon Julienne. En face de nous, des hommes hâlés,
cuivrés et tannés, comme il convient, trempent des peaux de bêtes
dans la Bièvre, et les rentrent ensuite dans leurs masures, où ils
mangent et où ils dorment.
Au siècle dernier, les jardins des Gobelins
n'étaient séparés
que par la Bièvre des dépendances du couvent des Cordelières,
fondé en 1284 par Marguerite de Provence, sœur de Saint
Louis ; on y conservait le manteau royal du saint roi, et la princesse Blanche, sa
fille, y prit le voile ; de là, sans doute, provient cette légende
de reine Blanche qui plane comme une ombre sur les ruelles du faubourg Saint-Marceau.
Deux rues aujourd'hui, la rue des Cordelières et la rue Pascal, s'interposent
entre les Gobelins et l'ancien couvent des Cordelières, devenu en 1828,
par les soins de M. Debelleyme, un refuge ou hôpital exclusivement

Rue du Champ-de-l'Alouette (quartier
des Gobelins) |
|
réservé aux
femmes ; il contient 276 lits et la mortalité décennale moyenne
n'y est que de 1 sur 35,72.
Isolé au nord par la petite rue Julienne,
qui conserve le nom de l'ancien entrepreneur des Gobelins, qui fut un excellent
homme et un amateur très éclairé des
arts, l'hôpital de Lourcine s'ouvre, à la croisée du boulevard
Arago, et porte le n° 22 de la rue de Lourcine. Ce nom désigne une
des plus anciennes, une des plus pittoresques et des plus sordides localités
de l'ancien Paris. Tracé capricieusement à travers champs, l'ancien
chemin de Lourcine, Lorcines, ou Laorcines, venu, dit-on, de locus
cinerum,
lieu des cendres, est à la fois tortueux, montueux, capricieux, et,
pour l'achever de peindre, on l'a fait passer au-dessous du boulevard Arago
et du boulevard de Port-Royal, ce qui le transforme en tunnels au milieu desquels
les honnêtes gens n'aiment pas à rencontrer leur prochain, même
en plein jour.
|
|
|

|