Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places, quartiers de Paris : comment ils ont évolué, comment ils sont devenus le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places, quartiers de Paris dont un grand nombre existe encore.
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RUE DE LA CHAUSSÉE-D'ANTIN
(D'après Les rues de Paris. Paris ancien et moderne : origines, histoire, monuments, costumes, mœurs, chroniques et traditions, sous la direction de Louis Lurine, paru en 1844)

Aujourd'hui l'hôtel, mis en loterie en 1786 et réduit à sa plus mince expression, est occupé par une maison de banque ; un pharmacien a élevé ses pénates au niveau du sol. Le titulaire, grand critique au repos, mange les revenus de l'émétique et du séné sous les pampres de Portici. Quelle moqueuse destinée que celle qui écrit le nom de Planche sur la façade de l'hôtel Guimard !

Mais 93 passa sur toutes ces folles splendeurs, et des gloires des hôtels Montmorency, Montesson, Montfermeil, il ne resta que le souvenir. Les sections siégeaient à l'aise sous ces lambris dorés tout parfumés encore. De toute cette luxueuse et prodigue société de la Chaussée-d'Antin, il ne survivait rien qu'une danseuse. Comme ces feuilles qui surnagent au milieu des tempêtes, elle s'était

Maison de Mlle Guimard, rue de la Chaussée-d'Antin en 1786
sauvée de la tourmente révolutionnaire. Devait-elle son salut à sa légèreté? Nous ne savons, mais la vérité historique nous oblige de confesser qu'elle était presque ruinée déjà avant 89.

Quand vint l'empire, avec ses triomphes militaires, son grandiose pompeux, mais un peu lourd et tiré au cordeau, la rue de la Chausséed'Antin perdit sa galante originalité. En ce temps-là on se battait trop pour avoir le temps de beaucoup aimer. Si Mars est l'amant de Vénus, comme l'affirme la mythologie, c'est alors que Mars est en garnison ; quand il tient campagne il n'a que faire de l'amour. Tout en voyant défiler les grands régiments qui descendaient de Clichy pour parader aux yeux de leur maître sur la place du Carrousel, la Chaussée-d'Antin oubliait son printemps amoureux et commençait à prendre goût aux choses métalliques.

Serait-ce la vue des canons de bronze qui lui donna la passion des louis d'or ? Peut-être ! Le monde vit d'oppositions. Ses petites maisons se transformèrent en comptoirs, ses mystérieuses retraites en bureaux, et on se mit à y empiler tant d'argent, qu'il n'y a plus assez de silence pour entendre le bruit d'un baiser.

Quelques-uns des corps qui allèrent s'engloutir dans les steppes de la Russie, sortirent par la rue de la Chaussée-d'Antin ; quelques régiments russes pénétrèrent sur le boulevard par cette artère où circule la moitié de l'argent de Paris.

Les querelles politico-religieuses du cardinal Fesch et de son neveu l'Empereur, n'étaient pas non plus de nature à égayer beaucoup cette rue ; les conférences du prélat, qui venait de refuser l'archevêché de Paris, et de M. de Portalis, ministre de la justice et des cultes, n'étaient bonnes tout au plus qu'à chasser l'esprit malin, si par hasard il se fût entêté à demeurer dans la rue du Mont-Blanc.

Mais après 1815, et surtout après 1850, ce fut bien pis. Les agents de change, les commerçants, les courtiers et les boutiques ont envahi la rue de la Chaussée-d'Antin. Cette rue qui touchait au pavillon d'Hanovre, ce splendide ermitage du vainqueur de Mahon, cette rue qui avait son berceau en face de l'hôtel d'Antin où vivait le plus magnifique roué du dix-huitième siècle, est aujourd'hui tout aussi marchande que la rue Vivienne, tout aussi trafiquante que la rue des Lombards. On y vend et on y achète de tout ; le négoce s'y étend depuis la beauté jusqu'à la cannelle.

Arrivée à ses limites, tout contre le marchand de vin qui la borne au nord, la rue de la Chaussée-d'Antin conduit, par la rue Saint-Lazare, à un chemin de fer, et par la rue de Clichy à la prison pour dettes. A gauche, le symbole le plus hardi de l'industrie heureuse ; à droite, le correctif de l'industrie maladroite. Là-bas, quelques spéculateurs habiles ; ici, quelques actionnaires.

Une cellule et un wagon, voilà l'enfer et le paradis de la Chausséed'Antin. Où vouliez-vous que cette rue de la finance conduisît ?

Ce n'est pas que la rue de la Chaussée-d'Antin n'ait encore des prétentions à l'aristocratie ; elle se donne des tons de grande dame, mais sa voisine, la rue du faubourg Saint-Honoré, la regarde d'un air dédaigneux par-dessus la Madeleine. En témoignage de sa noblesse, la rue de la Chaussée-d'Antin cite les deux ambassadeurs de Naples et de Belgique, qui avaient fait élection de domicile dans ses hôtels, mais ces deux ambassades ont déménagé, je crois, et de toute cette diplomatie il ne reste rien que le souvenir d'une blonde ambassadrice dont les coquettes habitudes et l'esprit alerte rappelaient un temps qui n'est plus.

Madame L... méritait de naître cent ans plus tôt. Elle à été la dernière femme à la mode de Paris. Un instant la rue de la Chaussée-d'Antin essaya de galvaniser sa défunte galanterie. Mais hélas, ce fut un essai malheureux. Les Nuits Vénitiennes qui devaient transporter la fille de l'Adriatique avec son aventureux carnaval dans

Petit Hôtel de Montmorency à l'angle sud-ouest
de la rue de la Chaussée d'Antin
l'enceinte du Casino-Paganini, ne montrèrent rien qu'une douzaine de pauvres filles échappées de la rue de Bréda et mal voilées d'écharpes roses.

Puisque le nom du Casino-Paganini s'est présenté sous notre plume, nous ne le laisserons pas échapper sans en dire quelques mots. Aussi bien vit-il encore par l'enseigne. Il y a des établissements malheureux. Si le concert Musard a fait retentir le monde de son nom après avoir fait trembler la rue Vivienne sous son orchestre, le Casino-Paganini n'a jamais eu grande réputation, bien qu'il ait essayé de faire beaucoup de bruit. Fondé dans un hôtel somptueux, au milieu de riches salons et de jardins embaumés, il devait avoir pour marraine la plume de Charles Nodier et pour parrain le violon de Paganini. La plume qui appelle ne lui à pas fait défaut, mais l'archet qui retient lui à manqué.

Le Casino, à qui de si brillantes destinées étaient promises, est aussitôt mort que né. Et cependant les ciseaux d'un artiste merveilleux l'avaient orné d'une magnifique façon. C'est d'ailleurs, avec quelques cartons, tout ce qui nous reste de Galbaccio, ce jeune artiste qui rêvait des temples, des basiliques, des palais à édifier, et qui ne trouvait que des maisons à bâtir. Comme il ne rencontrait que des agioteurs et des banquiers dans cette société où il cherchait des grands seigneurs, il prit le parti de se tuer, emportant dans sa tombe un génie inutile à notre siècle.

Si Galbaccio avait vécu au temps des Césars, Néron lui aurait confié l'érection de son palais doré ; il avait l'imagination assez gigantesque pour le comprendre. Au dix-huitième siècle, mademoiselle Guimard l'aurait prié de lui élever une petite maison ; il avait l'esprit assez élégant pour la deviner.

Au saint jour du dimanche, le boulevard des Italiens, comme un vomitoire, expulse toute la population de Paris dans la rue de la Chaussée-d'Antin, qui est alors l'antichambre de Saint-Germain, le portique de Versailles. Cette malheureuse rue, incessamment livrée aux roues bruyantes des omnibus, est affreusement foulée par des tourbillons de Parisiens, tous vêtus de costumes hyperboliques dont les bourgeois du quartier Saint-Denis savent seuls les modes et seuls conservent les traditions ; chapeaux à la bolivar et parapluies, socques articulés et manches à gigot. L'abomination de la désolation.

Le reste de la semaine on trafique, et cependant ce nom de Chausséed'Antin réveille tant d'idées aristocratiques, que malgré soi on se surprend à rêver de grandes dames et de gentilshommes en poudre, rien qu'à l'entendre prononcer.

La rue de la Chaussée-d'Antin est la capitale des vaudevilles de M. Scribe. Il semble qu'autour d'elle et grâce à sa plume de colibri, papillonne une élégante cohue de femmes d'agents de change, de jeunes veuves, de colonels de l'empire, de roués fashionables, de médecins charmants, de gros barons, de mariées en voiles blancs, de coquettes héritières qui parlent un jargon délicieux tout imprégné de patchouli et de vétiver.

C'est la vérité vue au travers du kaléidoscope de l'imagination ; c'est un daguerréotype auquel il ne manque que les omnibus et les marchands de vin. Cependant la rue de la Chaussée-d'Antin se relie par un de ses angles au siècle joyeux dont elle a perdu la tradition. A l'angle du boulevard des Italiens, tout en face du pavillon d'Hanovre, qui sans doute l'inspire, le café Foy a dressé ses cabinets particuliers.

Pendant les nuits d'hiver, les cabinets s'illuminent ; par la porte bâtarde, qui s'ouvre discrètement sur la rue de la Chaussée-d'Antin, disparaissent de jeunes femmes encapuchonnées dans leurs pelisses. Le souper vit encore et de nombreux adorateurs l'encensent ; sur le trottoir, glissent, trottent même, les jeunes religieuses des monastères du quartier Saint-Georges ; les roués de la rue Laffitte les accompagnent dans le mystère de la nuit et du paletot ; puis, si le carnaval ouvre sa saison de bals sur Paris, arrivent débardeurs et pierrettes, andalouses et balochards.
Les dominos sont des rats, les habits sont des lions, et quels lions ! Hélas ! n'en
disons rien, la prudence le veut.

Les Guimard d'aujourd'hui s'appellent Carabine, les Richelieu Chicard ! Sic transit gloria mundi, dirait M. Nisard. Dans cinquante ans, ce que nous appelons à présent la Chaussée-d'Antin sera dans la rue de Londres, peut-être même autour de la place d'Europe. Espérons que nous ne vivrons pas jusqu'à cet avenir de charbon de terre et de locomotives.

Nous ne terminerons pas cet article sans payer un tribut d'hommages à la littérature de la rue de la Chaussée-d'Antin, laquelle rue, comme chacun sait, à été le prétexte d'un ermite. Cette littérature est représentée par un hôtel et un écrivain. L'hôtel porte le nom de madame Récamier, cet illustre bas-bleu qui s'est fait abbesse ; l'écrivain s'appelle M. Campenon. Si vous ne le connaissez pas, nous ajouterons que M. Campenon est académicien. Faut-il ajouter que monsieur et madame Ancelot demeurent tout à côté et sous l'égide de la Chaussée-d'Antin, rue Joubert ?

 


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