Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places, quartiers de Paris : comment ils ont évolué, comment ils sont devenus le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places, quartiers de Paris dont un grand nombre existe encore.
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RUE DE LA CHAUSSÉE-D'ANTIN
(D'après Les rues de Paris. Paris ancien et moderne : origines, histoire, monuments, costumes, mœurs, chroniques et traditions, sous la direction de Louis Lurine, paru en 1844)

Cette voie n'était au XVIIe siècle qu'un chemin sinueux conduisant de la porte Gaillon aux Porcherons ; elle a été transformée en une rue de 8 toises de largeur, à la suite d'une ordonnance royale du 4 décembre 1720. Précédentes dénominations au XVIIe siècle : chemin des Porcherons, rue de l'Egout de Gaillon, chaussée ou chemin de l'Égout de Gaillon, chaussée Gaillon, chemin ou rue de la Grande Pinte ; au XVIIIe siècle, rue de l'Hôtel Dieu (1720), chaussée d'Antin, rue Mirabeau ou Mirabeau le Patriote (1791), rue du Mont Blanc (1793). Elle prit le nom de rue de la Chaussée-d'Antin sous la Restauration, nom venant du voisinage de l'ancien hôtel d'Antin.

Il y a quelque trente ou quarante ans cette rue commençait par une danseuse et finissait par un cardinal. Un cothurne blanc et un chapeau rouge, tels étaient les deux pôles de cette rue qui, entre ses deux trottoirs, résume encore aujourd'hui toute la civilisation parisienne.

Cette danseuse s'appelait mademoiselle Guimard ; ce cardinal était l'archevêque de Lyon, l'oncle de Napoléon, le cardinal Fesch, une des dernières et des plus

Rue de la Chaussée-d'Antin
grandes figures que nous ait laissées le vieux catholicisme. Entre la danseuse et l'archevêque, comme un trait d'union, brille le nom formidable de Mirabeau, dont l'hôtel s'élevait à égale distance de ses deux voisins, celui qui avait. été l'hôtel chorégraphique, et celui qui devait être l'hôtel religieux.

On voit que la rue de la Chaussée-d'Antin, pour si jeune qu'elle soit, n'est pas trop mal partagée. Le théâtre, l'église et la tribune lui font une couronne de souvenirs. Aujourd'hui l'opulente rue commence par un charcutier et finit par un marchand de vin ; elle est toute jalonnée d'épiciers. Un apothicaire manipule la rhubarbe et le quinquina au rez-de-chaussée de l'hôtel Guimard ; un marchand de nouveautés outrage de son enseigne la façade de l'hôtel Fesch.

Où il y avait de grands seigneurs on rencontre, au niveau du sol, des boutiquiers, au premier étage, des banquiers ; l'alpha et l'oméga de notre moderne société. C'est que nous sommes loin des galantes prodigalités de la régence, des luttes parlementaires de la révolution de 89, des gigantesques batailles de l'empire ; aujourd'hui il y a une charte et deux chambres.

La Chaussée-d'Antin s'est dépouillée de son auréole aristocratique ; que vouliez-vous qu'elle fit contre trois ? Mais laissons là des considérations qui tiennent à l'histoire de la grandeur et de la décadence des royaumes, et disons d'abord ce qu'était la rue de la Chaussée-d'Antin avant qu'elle fût.

Au commencement, comme dirait la Bible, il y avait, entre les quartiers de la Grange-Batelière et de la Ville-l'Evéque, un abominable marécage, formé de lambeaux de prairies où les roseaux poussaient à même ; toutes sortes de maisons foisonnaient sur ce terrain vague, qui était aux roués de la régence ce qu'était le Pré-aux-Clercs aux raffinés de la ligue, un lieu de débauches, de plaisirs et de duels, trois choses qui, en ce temps-là, faisaient trois synonymes.

Les maisons étaient basses et d'équivoque apparence ; on y entendait incessamment un grand fracas de bouteilles, un grand retentissement de couplets où la morale n'avait que faire, et un doux bruit de lèvres gourmandes et lascives qui aurait donné fort à penser aux philosophes du temps, si des philosophes avaient pu s'égarer en pareil lieu.

Tout au bout de ce marécage, le village des Porcherons groupait ses chaumières. Ces chaumières là n'avaient aucun lien de parenté avec leurs homonymes des romances contemporaines. Ce sont petites cousines à la façon de Bretagne. Nos chaumières tenaient la porte gaillardement retroussée, qu'on nous passe l'expression, et la fenêtre au vent ; elles étaient de tournure plaisamment égrillarde, et il s'y faisait, pour tout dire en un mot, une grande consommation de jeune vertu et de vin vieux.

Le village de Clichy, qui ne se piquait pas non plus d'un grand rigorisme en matière de bonnes moeurs, tendait la main à son voisin, le village des Porcherons, et à eux deux ils menaient bien la vie la plus débraillée qui se pût voir dans la banlieue de Paris.

C'étaient deux grands cabarets. On y allait gris, on en revenait ivre. Pour aller de la ville à ce lieu de perdition, les gentilshommes à cheval, les courtisanes en carrosses, et un peu aussi les bourgeois à pied, avaient tracé un chemin sinueux qui, partant de la porte Gaillon, aboutissait aux Porcherons.

Ce chemin, qui trottait à travers champs et fondrières, la bride sur le col, enjambait, à l'aide d'un mauvais pont, un affreux égout que longeait un sentier boueux et qui s'appelait le ruisseau de Ménilmontant. Cette sentine et ce ruisseau sont le père et la mère de la rue de Provence. Le pont, qui était fort vilain et fort crevassé, avait nom le Pont-Arcans. On avait oublié d'y mettre des garde-fous, et on le passait à la grâce de Dieu.

Déjà, par lettres-patentes du 4 décembre 1720, la prévôté de Paris était autorisée à ouvrir une rue allant du boulevard, vers l'extrémité de la rue Louis-le-Grand, jusqu'à la rue Saint-Lazare. Cette rue, que tous les mauvais sujets de la cour entouraient de leur protection, croissait et multipliait. Les bâtiments voués au culte de la galanterie s'élevaient rapidement. Chacun, dans ce monde, qui avait fait du plaisir son Dieu, voulait avoir son ermitage sur ce terrain qui reliait les remparts aux Porcherons.

Tout d'abord cette rue prit le nom de Chaussée-Caillou, à cause de son point de départ qui était le boulevard en face de la porte Gaillon ; puis on l'appela rue de l'Hôtel-Dieu, parce qu'elle conduisait à une ferme dépendante de l'hôpital de ce nom ; enfin elle fut baptisée rue de la Chaussée-d'Antin, de ce que son entrée était précisément en face de l'hôtel d'Antin, depuis hôtel Richelieu.

On voit que le vieux et bachique chemin de la Grande-Pinte, qui tirait son nom d'un cabaret bien connu de ceux qui allaient quotidiennement de Paris aux Porcherons, usait volontiers du procédé des coureurs d'aventures qui se débaptisent pour se rebaptiser à tous propos. Mais la Chaussée-d'Antin n'était pas encore au bout de ses métamorphoses paronymiques.

En 1791 le peuple lui donna le nom de rue Mirabeau, en souvenir du fougueux

Bal des gens de maison, rue du Mont-Blanc en 1799
révolutionnaire qui, après avoir ébranlé un trône, venait de mourir dans cette rue. En 1793, la terreur avait déjà proscrit le nom de Mirabeau, et la Chaussée-d'Antin écrivait à ses angles le nom de rue du Mont-Blanc, qui lui venait d'un nouveau département réuni à la république, par décret du 27 novembre 1792. Ce nom, elle le garda jusqu'en 1815 : Alors la municipalité parisienne passa l'éponge sur le baptême de la révolution, et la Chaussée-d'Antin reprit sa monarchique appellation.

Autrefois, dans le bon temps des Porcherons, quand venait le dimanche, la bonne ville de Paris dégorgeait sa population d'oisifs par la porte Gaillon, et c'était alors, tout le jour et toute la nuit, un grand vacarme par le chemin. Si les dragons de la reine et les gardes-suisses ne répondaient pas à l'appel du soir, le lieutenant du guet n'avait qu'à faire filer des patrouilles vers les Porcherons, et on glanait les soldats par les champs. Si les mères imprudentes permettaient aux jeunes filles d'aller cueillir des bluets dans les blés de ce côté-là, les jeunes filles ne trouvaient que des mousquetaires, et je vous laisse à penser lesquels d'entre eux cueillaient les autres.

Les grandes dames, toutes grandes dames qu'elles étaient, ou peut-être parce qu'elles étaient grandes dames, ne dédaignaient pas d'aller à petit bruit, dans un transparent incognito qui ne trompait personne, vers ces retraites amoureuses, où elles étaient sûres de toujours trouver à qui parler. Cette dame qui franchit si lestement les fossés sur un genêt d'Espagne, c'est madame de Cœuvres, le duc de Saux l'attend quelque part, aux environs ; ce fiacre modeste qui passe au petit trot de deux rosses, les stores pudiquement baissés, ne renferme pas moins que la comtesse d'Olonne, à qui le marquis de Beuvron a donné rendez-vous.

Voyez-vous au crépuscule cette petite mercière qui file gaîment par le chemin avec un chevau-léger au bras ? Si quelque curieux passait de trop près, peut-être reconnaîtrait-il madame la maréchale de La Ferté sous le casaquin de la grisette, et M. le duc de Longueville sous les aiguillettes du cavalier ; mais peut-être aussi l'importun serait-il contraint de dégainer pour rendre compte de son indiscrétion.

Après ces expéditions érotiques, lorsque deux gentilshommes en bonne fortune se rencontraient sur le pont Arcans, il arrivait le plus souvent qu'aucun d'eux ne voulant céder le pas à l'autre, les nobles adversaires mettaient l'épée à la main, au clair du soleil ou au clair de lune ; les dames faisaient bien semblant de méditer un évanouissement, mais restaient fermes sur leurs haquenées, ou mollement couchées dans leurs carrosses, les passants s'arrêtaient, et un grand cercle s'arrondissait autour des combattants qui s'égratignaient le plus galamment du monde.

Ce fut sur ce pont, dont aucun musée n'a conservé une pierre, que le comte de Fiesque, ramenant un jour madame de Lionne, rencontra M. de Tallard qui emmenait Louison d'Arquien. Les deux gentilshommes, fort épris de leurs maîtresses, mirent vaillamment pied à terre, et, comme Renaud et Roland pour Angélique, croisèrent le fer en présence d'une nombreuse compagnie qui applaudissait. Madame de Lionne agitait son mouchoir par la portière ; Louison riait et battait des mains, et les deux comtes ferraillaient.

Après qu'on se fut assez déchiré les pourpoints et tailladé les manches, les dames se jetèrent entre les épées, comme jadis les Sabines, et chacun des cavaliers embrassa celle qui ne lui appartenait pas le plus gaîment qu'il put. Cependant quelques grands seigneurs et de riches financiers commençaient à faire bâtir çà et là, le long du chemin, de magnifiques hôtels, et de ces petites maisons qui avaient la façade humble et les appartements splendides : diamants cachés dans du plomb.

A mesure que les hôtels et les petites maisons s'alignaient, la rue de la Chaussée-d'Antin prenait une agitation plus somptueuse, une activité plus élégante. Si les gardes-françaises, les clercs de la bazoche, les pages, les chevaliers d'industrie couraient encore les cabarets d'alentour avec les grisettes et les filles, déjà la bonne compagnie, les gentilshommes de Trianon, les courtisanes titrées, les comédiennes en réputation, les fermiers-généraux,

Mademoiselle Guimard
s'arrêtaient à la Chaussée-d'Antin dont les hôtels, silencieux et ternes le jour, s'emplissaient de bruits et de lumières quand venait la nuit. De discrètes voitures, des vinaigrettes couleur de muraille, stationnaient aux portes de petites maisons muettes.

Les cavaliers passaient encapuchonnés dans leurs manteaux sombres ; les marquises descendaient furtivement du carrosse dans leurs mantes grises. Les hommes avaient le chapeau rabattu sur le nez, les dames le loup de satin noir sur le visage ; mais si le vent soulevait la mante ou le manteau, on voyait une épaule nue ou la garde d'une épée.

Tout-à-coup, un grand fracas de chevaux courant sur la chaussée retentissait ; des lueurs éclatantes reluisaient sur les murs avec des reflets rouges et tremblants ; les manants se rangeaient ; des piqueurs, armés de torches, passaient au galop, précédant une voiture bleue menée royalement par des laquais en bottes fortes. Le cortège disparaissait sous la porte cochère d'un hôtel dont la face murée cachait un jardin resplendissant de feux.

Où allait le régent de France, et quelle affaire pressée l'appelait loin du Palais-Royal ? Demandez-le à la duchesse de Phalaris, à madame de Tencin, ou, mieux encore, au marquis de Cossé, au duc de Brissac, au poète Lafare, ses camarades de plaisirs.

Mademoiselle Guimard, qui, après avoir obtenu en 1762 un engagement à raison de 600 livres par au à l'Académie Royale de Musique, avait gagné, à la pointe de ses pirouettes, sa réputation, sa fortune et le cœur du prince de Soubise, eut un soir, en s'éveillant, fantaisie d'un hôtel dans cette rue que hantait un si grand monde. La jeune et belle damnée, comme disait Marmontel, était lasse de sa maison de Pantin où pullulaient les grands seigneurs, les encyclopédistes, les beaux esprits du temps.

Les architectes se mirent à l'œuvre, et comme ce que voulait le squelette des grâces l'art le voulait aussi, bientôt une fête merveilleuse inaugura le Temple de Terpsychore, ainsi qu'on disait alors ; entre autres magnificences, l'hôtel contenait un théâtre assez vaste pour loger cinq cents personnes. Après le ballet, mademoiselle Guimard s'y donnait le délassement de la comédie jouée par l'élite des pensionnaires du roi.

 


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