Vie quotidienne a Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de la vie quotidienne d'autrefois à Paris, consignant les activités, mœurs, coutumes des Parisiens d'antan, leurs habitudes, leurs occupations, leurs activités dont certaines ont aujourd'hui disparu. Pour mieux connaître le Paris d'autrefois dans sa quotidienneté.
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La Seine à Paris au XIXe siècle
(D'après A traver le monde, paru en 1895)

On connaît aussi les files de chalands à perte de vue, les débardeurs passant carrément, à leur aise, sur l'étroite passerelle de 20 centimètres, un panier de 50 kilogrammes de charbon en équilibre sur l'épaule. Mais ce que l'on connaît moins, c'est la vie des habitants de la berge. Le premier type, c'est incontestablement le pêcheur à la ligne, s'hypnotisant avec une rare patience devant son morceau de bouchon. Ce qui abonde aussi, ce sont les amateurs de baignades libres, chevaux,

Bouquinistes le long de la Seine, vue de Notre Dame
Édouard Léon Cortès (1882-1969)
chiens et enfants.

Les chevaux se baignent un peu partout ; ceux qui possèdent des charretiers révolutionnaires s'en vont en pleine Seine au risque de perdre pied à chaque instant et de boire plus que ne peut supporter même un estomac de cheval. Les autres, les pacifiques, les soumis, vont doucement se mouiller le dessous des sabots dans les abreuvoirs réglementaires. Les chiens n'ont pas, en général, pour la baignade, la même docilité que les chevaux. On doit pour les convaincre employer des moyens plus violents ; d'ailleurs, à peine à l'eau, ils s'empressent de regagner le rivage, et, sans manifester de rancune, vont malicieusement s'ébrouer contre l'auteur de leur plongeon. Quant aux enfants, pour les voir il faut les surprendre, car ils bravent effrontément la pudeur et les arrêtés du préfet.

Nous passons à côté d'un tas de vieilles loques qui s'étalent informes dans un éparpillement de fumier à moitié desséché. Notre ami, d'ailleurs « select » mais défiant, s'approche avec précaution et tâte cela du bout de sa canne : le tas s'agite, grogne, se soulève et nous révèle une face humaine flétrie de misère, bouffie de fatigue, qui nous regarde nous éloigner avec ahurissement.

Les approches du boul' Mich' et du quartier Latin nous sont annoncés par une bande joyeuse qui barre toute la largeur de la berge. En passant sous le pont, belle occasion pour réveiller l'écho par des rires à pleines dents !

Mais en cette vie, tout n'est pas que gaieté. Deux minutes plus loin, notre attention est attirée par des groupes qui se pressent sur la berge ; des barques sillonnent le fleuve, des mariniers fouillent le lit avec de longues gaffes : un homme vient d'enjamber le parapet, et s'est précipité là. Des minutes longues, interminables, se passent, les mariniers des trois barques jurent à corps perdu, car les effets trouvés sur la berge n'accusent pas une victime bien appréciable ni ne promettent une pêche bien fructueuse. Enfin l'un s'écrie : « Ah ! je le tiens ! » Il tire sur sa gaffe, se met à genoux, et saisit par le pantalon, dernier costume du noyé, le corps qui flotte maintenant à la surface.

C'est bien un miséreux : pourquoi le mettre dans la barque ? On l'attache sous les bras, on l'amarre à la barque et on le traîne à la remorque, épave inerte, la tête submergée. Arrivé à terre, hissé tant bien que mal, il est étalé sur le sol et reste là. Vit-il ? Est-il mort ? Cela n'a aucune importance. Les gamins, l'air effaré, se bousculent pour voir ; d'autres plus importants expliquent aux nouveaux venus ; un gardien de la paix contemple mélancoliquement le corps. On se décide enfin à recouvrir cette pauvre loque humaine des autres loques qui la vêtaient. Tout cela est entassé tant bien que mal. Le gardien fait « circuler », puis on attend le commissaire qu'on est allé chercher – comme dans la chanson.

Heureusement sur les berges de la Seine qu'à côté des gens qui meurent il y en a aussi qui vivent et qui même y gagnent leur vie. De toutes les professions qu


Baigneurs de chiens

i s'y exercent, il en est d'aristocratiques, il en est de prolétaires. Les premières sont représentées par les bouquinistes, établis tout là-haut sur le parapet, au grand air et à la lumière. Un peu bohème, un peu littéraire, un peu inexpert, le marchand de bouquins n'a pas son pareil pour vendre vingt francs le bouquin qui vaut vingt sous, et à céder pour vingt sous le Bollandiste hors de prix.

Sur la berge même, nous trouvons d'autres négociants en gros, les marchands de pommes, dont le ren­dez-vous général est le quai de l'Hôtel-de-Ville. Puis nous passons à des types particuliers, mais formant encore de quasi-corporations, les cardeurs de matelas en tête. Leur installation en plein air a des allures de petite usine. Du personnel, des fûts de marchandises vides, des machines, rien n'y manque. La division du travail y est parfaitement observée. Tandis que les uns peignent la laine, d'autres tressent le crin en longues nattes qui tout à l'heure détirées, effilochées, mises en écheveaux, iront prendre place dans le vaste sac de toile à rayures voyantes que l'artiste en couture agrémente de jolis pompons de laine blanche.

Moins nombreux sont les batteurs de tapis, qui, quoique non groupés en association, opèrent par groupes de deux.

Les tondeurs de chiens en général sont isolés, ce ne sont que quelques rares qui ont collaborateur et pignon sur rue. Ils occupent d'ailleurs un échelon plus élevé que le laveur de chiens, qui, lui, est un pauvre trimardeur, qui s'en va, flânant au soleil sur les quais, essayant de « faire » quelque bon bourgeois dont il flatte la vanité de propriétaire par quelques compliments bien sentis sur la beauté de sa bête, – un animal de race, – il s'y connaît !

Plus bas, toujours plus bas, le cycle se rétrécit. Voici le barbier ambulant, le « figaro » parisien. Ici on rase pour un sou ; l'eau est là toute prête, monsieur, et le patient peut aller y rafraîchir sa face ensavonnée. Le commerce, d'ailleurs, est actif et la concurrence acharnée. A la boutique en face, l'administration fournit le linge, la lessive est là qui sèche au grand air. Aussi la clientèle afflue et attend patiemment que s'écoule la traditionnelle « petite minute » du coiffeur. Plus bas encore ! Voici la manufacture libre de tabac. Après toute une semaine de chasse patiente mais fructueuse à la terrasse des cafés, le ramasseur de bouts de mégots vient s'installer à son comptoir, étale sa marchandise à l'état brut et ne tarde pas à être entouré d'amateurs qui suivent l'opération avec intérêt.

La matière première est triée, déchiquetée en filaments. Les amateurs attendent de plus en plus nombreux. La fabrication prend tournure et la marchandise soigneusement étalée a un air des plus appétissants. Elle n'attend plus que la vente, qui est si active qu'au bout de quelques minutes l'heureux fabricant n'a plus qu'à plier bagage, tandis que tout autour flamboient les brûle....-bouche prolétaires ou les cigarettes des raffinés.

Nous sommes arrivés tout à fait au bas de nos petits métiers et n'allons plus

Tondeurs de chiens
trouver maintenant au fil de l'eau que les chiffonniers d'espèces variables, depuis le vieux professionnel entassant philosophiquement dans sa hotte tout le résidu de la vie qui gronde en roulant sur le pont au-dessus de sa tête.

Ses moments de joie sont ceux où il trouve dans son capharnaüm quelque numéro d'un journal quelconque peu défraîchi. Il garde cette surprise pour sa femme, la pauvre vieille qui opère pour son compte un peu plus loin et s'est fait une spécialité de la ferraille, ou pour quelque autre compagnon de misère, tel que le fruitier d'occasion qui là-bas sur la berge très soigneusement trie des tas de légumes douteux et avariés ramassés au petit jour sur le carreau des Halles.

La vie de tout ce peuple de miséreux décroît à mesure que nous nous éloignons du vieux Paris. Au delà du pont des Saints-Pères elle disparaît, la berge elle-même n'est plus qu'intermittente et c'est par le quai que nous devons reprendre notre marche un peu plus pressée. Le jour tombe en effet, l'ombre gagne déjà la Seine et le pied de la Tour qui élance sa flèche dans une auréole de lumière mourante. Quelques minutes après on ne distingue plus qu'avec peine les bateaux passant sur les derniers reflets que renvoie le miroir de l'eau. Partout ici et au loin s'allument les lumières.

C'est la nuit.


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