
L'AURORE DU XIXe SIÈCLE
(D'après Les
Modes de Paris 1797-1897, par Octave Uzanne, paru en 1898)
Cependant Mme
de Staël ne conservait pas sous le Consulat la haute action

Salle de Théâtre
de Strasbourg
Un bal officiel en 1805 |
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politique qu'elle avait eue précédemment dans le cercle constitutionnel
où régnait son ami Benjamin Constant ; ceux qui se rendaient
à ses réunions étaient tenus pour suspects, et les
courtisans du futur Empereur ne fréquentaient point par prudence
le cénacle de l'auteur des Lettres sur Rousseau.
Un remarquable dessin de Debucourt, de la collection Hennin, à la
Bibliothèque nationale, représente une Conférence de
Mme de Staël, par une belle
soirée d'été, au jardin du Luxembourg ; hommes et femmes
font cercle autour d'elle, et la conversation semble fort animée.
Le salon de Mme
Récamier, rue du Mont-Blanc, puis à Clichy-la-Garenne, était
plus spécialement littéraire que celui de Delphine ; ce
fut un véritable terrain de conciliation pour tous les partis,
car la politique n'y trouvait aucun écho ; la beauté éclatante
de la maîtresse de céans la fit non moins célèbre
que son esprit ne la rendit aimable. Les portraits que nous ont laissés
d'elle Gérard et David nous font comprendre l'admiration qu'elle
rencontra partout où sa fraîcheur d'Hébé et
la grâce de son sourire de dix-huit ans se montrèrent.
A cette époque où la société
se composait de tant d'intérêts contraires, de passions hostiles,
de professions différentes et de prétentions exagérées,
les réunions semblaient pleines d'aspérités et les
convenances n'avaient pas encore
suffisamment pris le dessus pour qu'on n'eût pas à craindre
à tout instant des chocs, des froissements, des heurts de vanités
manifestes. Le talent de Mme Récamier
fut d'apporter l'apaisement, la concorde, la bienveillance dans le milieu
où régnaient ses charmes. Dans son salon, les nobles susceptibilités
des gens de lettres furent un moment aux prises avec l'arrogance du sabre
; mais la charmante hôtesse préféra constamment l'homme
de talent à l'homme en place, et l'artiste sincère au simple
courtisan. « Mme Récamier, nous
raconte l'auteur des Salons de Paris, est la première personne
qui ait eu une maison ouverte où l'on reçut ; elle voyait
d'abord beaucoup de monde par l'état de son mari ; ensuite, pour
elle, il y avait une autre manière de vivre, une autre société
que celle que nécessairement son goût ne pouvait comprendre
avec ces hommes qui savent et connaissent la vie. Portée à
la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui est distingué,
le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur dans cette maison
où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son
cœur cherchait des amis, elle se forma une société
et, malgré sa jeunesse, elle eut la gloire dès ce moment
de servir de règle et de modèle aux femmes.»
On rencontrait chez elle Garat, avec le charme
de son chant fêté et acclamé de toutes parts, M. Dupaty,
Hoffmann, Benjamin Constant, M. Després et son malicieux badinage,
Adrien et Mathieu de Montmorency,
M. de Bouillé et souvent aussi M. de Chateaubriand, le grand ami,
le demi-dieu des jours à venir, M. de Bonald, M. de Valence, M. Ouvrard,
Lucien Bonaparte et tous les hommes de bon ton, de manières courtoises,
qui affectaient l'extrême quintessence du savoir-vivre. Les ambassadeurs,
les généraux, les anciens révolutionnaires et les royalistes
se voyaient là en bonne intelligence, semblant avoir abdiqué
toutes leurs passions politiques. Mme
de Staël manquait rarement aux fêtes intimes de sa jeune rivale,
chez laquelle elle se plaisait à reconnaître un esprit supérieur
et comme un doux parfum de beauté, de modestie et de vertu parfaite.
Parmi les dames de ce salon, on citait lady Holland, Mlle de
Krüdener, Mme de Sévrieux,
Mme Junot, Mme
Visconti, lady Yarmouth, et tout ce que Paris comptait de notabilités
parmi la grande société française et étrangère.
Ce fut chez Mme
Récamier que se donnèrent les premiers bals en règle
dans une maison particulière après la Révolution.
Ces fêtes étaient très suivies, et la délicieuse
Juliette savait varier sans cesse
l'attraction de ses soirées ; c'était tantôt un concert,
tantôt une lecture littéraire, tantôt un spectacle entre
deux paravents ; non seulement on y était reçu avec une grâce
et une simplicité touchante, mais encore on pouvait admirer cette
délicieuse jeune femme, semblable aux heures d'Herculanum, dansant
un pas avec tambour de basque ou scandant la danse du
schall, qu'elle avait inventée et qui faisait valoir la splendeur
de sa poitrine et de ses bras nus, la merveilleuse proportion de son corps
enveloppé d'une tunique à la prêtresse, garnie de fleurs
et de dentelles. Le vieux chevalier de Boufflers, qui venait d'être
rayé par le Premier Consul de la liste des proscrits et qui revenait
en France pour y reprendre esprit, disait de Mme Récamier : «
Jamais on n'a vu mieux danser avec ses bras ».
Un autre salon moins brillant, mais qui eut
son influence, était celui de Mme
de Genlis, à l'Arsenal. Cet inépuisable bas-bleu approchait
alors de la soixantaine ; Bonaparte, qui la jugeait inoffensive aussi
bien par son talent que par ses opinions, la rappela d'exil, lui donna
une pension assez considérable avec le logement à la bibliothèque
de l'Arsenal et le droit de prendre dans cette bibliothèque tous
les livres qu'elle jugerait nécessaires à son usage.
Mme
de Genlis prit un jour de réception : le samedi ; chaque semaine,
son salon
fut de plus en plus fréquenté par le monde littéraire
et artiste ; on composait et jouait des proverbes, on faisait de la musique
; parfois Millevoye, le mélancolique poète, disait de sa voix
lamentable et touchante, qui était si bien en harmonie avec son visage
de jeune désespéré, quelque élégie sombre
et frileuse dont la note attristée mettait des larmes aux cils des
femmes ; d'autres fois, c'était Dussault qui lisait avec une certaine
pédanterie ses principales causeries critiques du Journal
des Débats, ou quelques considérations sur la Littérature
dans ses rapports avec les institutions sociales ; le comte Elzéar
de Sabran, frère de Mme de
Custine, récitait ses fables avec esprit ; M. Fiévée
contait le canevas de la Dot de Suzette, et
la nièce de Mme de Montesson
ne se faisait pas prier pour lire des chapitres de ses romans en cours.
Parmi les auditeurs, tout un monde académique : MM. Chaptal, La Harpe,
Fontanes, M. le comte de Ségur, Radet, Sabattier de Castres, Choiseul-Gouffier,
le cardinal Maury et même M. de Talleyrand.
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