|
|
|
||||||||||||
LE PALAIS DE JUSTICE
(D'après Paris,
450 dessins inédits d'après nature,
paru en 1890)
Les chambres de police correctionnelle sont appelées de loin en loin à juger quelques procès retentissants : affaires financières, corruption de fonctionnaires, adultères, etc. ; mais leur besogne courante est plus modeste. Leur clientèle ordinaire se compose principalement d'aventuriers de bas étage, de médiocres escrocs et de petits filous qui se sont laissé surprendre la main dans la poche d'un passant ou dans le manchon d'une dame. Ouvreurs de portières, ramasseurs de bouts de cigares, vendeurs de contremarques et de chaînes de sûreté, aboyeurs de canards mensongers ou obscènes : tel est le personnel qui défile à la journée devant les juges à côté de quelques ivrognes que l'inutile et dangereuse loi sur l'ivresse ne saurait ni avertir ni corriger. Tout le personnel, à l'aspect repoussant et cynique, nous allons le retrouver, renforcé de quelques unités plus redoutables, en redescendant au niveau du sol, sous les deux étages de la police correctionnelle. Aux deux bouts de la façade s'ouvrent, l'une à droite et l'autre à l'une à gauche, deux portes à deux battants et à claire-voie, largement ébrasées et haut cintrées, qui sont comme doublées par deux portes pareilles percées sur la rue de la Sainte-Chapelle. L'espace compris entre les deux portes forme une cour voûtée, sur laquelle débouchent des deux côtés les portes solidement verrouillées de deux galeries géminées occupant tout le rez-de-chaussée du bâti ment. Elles prennent jour – et quel jour ! – l'une sur la rue de la Sainte-Chapelle, l'autre sur la cour, par des baies étroites et larges, garnies de barreaux de fer. Paris amènent par l'une de ces deux voûtes les voitures cellulaires vulgairement connues sous le nom de paniers à salade, destinées à transporter les détenus. Le fond de la voiture s'ouvre, et une file de malheureux, hommes en blouses ou femmes en haillons, descendent, tenus en laisse comme des chiens par un garde qui leur a passé autour du poignet droit la corde dite cabriolet. Les deux portes latérales s'entrebâillent, les nouveaux arrivants s'y engouffrent et disparaissent ; la galerie sur la cour est le quartier des femmes ; le quartier des hommes donne sur la rue. Pénétrons-y à leur suite. Après avoir franchi une antichambre et un guichet bourré de gardiens et d'agents, et où le jour pénètre à peine, nous voici dans la prison provisoire, où les inculpés, amenés des diverses prisons de Paris, vont attendre leur tour de passer à l'instruction. Cela s'appelle la Souricière, et vraiment on ne saurait y appliquer un nom plus significatif. Deux rangs de cellules superposées, vingt-cinq par en bas, vingt-cinq au-dessus en forme de soupente, reçoivent chacune un prévenu ; l'intérieur de ces cellules, aussi élémentaires qu'une boîte à dominos, renferme uniquement un siège de bois immobile dans la première encoignure à droite, et au fond un autre siège dont on devine la destination. Chaque cellule se ferme par un grillage hermétiquement boulonné, à l'exception d'une sorte de judas s'ouvrant à volonté au-dessus du siège d'entrée, de telle façon que le détenu, tout en demeurant assis, peut voir ce qui se passe dans la galerie et en respirer l'atmosphère empestée. Presque tous usent de la seule facilité qui leur soit accordée pour charmer une attente qui dure quelquefois plusieurs heures. L'arrivée d'un visiteur privilégié est pour eux une bonne fortune, et tous les judas se garnissent de faces grimaçantes, hâves et étiolées, sur lesquelles le vice a marqué son empreinte, mais qui respirent surtout une indifférence bestiale. Cette file de cages grillées offre une analogie frappante avec la galerie des animaux féroces au Jardin des Plantes ; à la place des tigres, des hyènes et des chacals, supposez des créatures humaines et vous vous ferez une idée exacte de ce lieu d'horreur. Légalement, il s'appelle le dépôt du Parquet ; le monde des voleurs l'appelle les trente-six carreaux, et le gardien-chef en est le vitrier. On comprend, toutefois, que, dans l'intérêt des prévenus eux-mêmes, on les tienne isolés avant l'interrogatoire qu'ils vont subir. Mais on comprend moins qu'après avoir passé devant le juge, et en attendant le départ du panier à salade qui doit les reconduire à la prison dont ils sont sortis, on les laisse causer librement entre eux dans la galerie, au lieu de les réintégrer dans leur cellule. Que de confidences dangereuses, que de projets menaçants, que de complicités fatales doivent naître de ces conciliabules mal surveillés ! Les gardiens n'en prennent cure, et c'est à peine, comptant sans doute sur leurs armes et sur leur
La même remarque s'applique au Dépôt de la Préfecture, qui est la prison provisoire où l'on amène les individus arrêtés par la police pour cause de flagrant délit ou par un ordre direct du préfet. La détention ne doit pas dépasser vingt-quatre heures ; après avoir été interrogés sommairement par un juge d'instruction, les détenus du Dépôt sont dirigés sur une maison d'arrêt ou mis en liberté. Le Dépôt, auquel on accède par la voûte du quai de l'Horloge, a été reconstruit dans les dernières années et aménagé en cellules, de manière à prévenir de fâcheuses promiscuités. Cependant, en attendant leur tour d'entrée en cellule, les individus arrêtés se trouvent réunis pêle-mêle pendant des heures entières dans une grande salle attenante au greffe et au cabinet du directeur. De très honnêtes gens, amenés là par erreur, ont gardé de ce contact de quelques heures une impression qui ne s'efface jamais. D'après une récente statistique, le Dépôt a reçu, dans la période décennale de 1879 à t888, le nombre formidable de 412,794 individus. Outre le Dépôt de la Préfecture, où les détenus ne sont gardés que pendant une journée et une nuit, et la Souricière, où ils ne sont qu'entreposés pour les facilités de l'instruction judiciaire, le palais de Justice renferme une prison permanente : la Conciergerie, qui est officiellement qualifiée de « Maison de Justice ». Elle reçoit, d'une part, les prévenus qui vont passer prochainement devant la Cour d'assises ou devant la Chambre des appels de police correctionnelle, et qui y séjournent jusqu'à l'issue de leur procès ; de l'autre, certains condamnés qui sont l'objet d'une faveur spéciale et qui s'estiment heureux d'y subir l'emprisonnement, quelquefois même la peine beaucoup plus grave prononcée contre eux. L'emplacement de la Conciergerie occupe le rez-de-chaussée ou, pour parler plus exactement, le sous-sol du palais de Justice, le long du quai de l'Horloge, depuis la Tour carrée jusqu'à la cotir du Dépôt. Elle comprend des restes très importants du Palais de Saint-Louis, entre autres la salle dite des Cuisines et la salle Saint-Louis, prodigieux enchevêtrement d'ogives, de colonnes et de piliers, qu'on n'est plus admis à visiter, mais qu'on peut entrevoir des grilles à jour ménagées à cet effet. On y distingue de curieuses cheminées du XIIIe siècle. Elles sont situées à la gauche du visiteur lorsqu'il franchit l'enceinte de la Conciergerie par la porte ogivale qui ouvre sur le quai de l'Horloge. L'entrée de la prison est à droite ; on trouve d'abord le grand guichet, qui est l'ancienne est l'ancienne salle de gardes de saint Louis ; puis, sous la tour d'Argent, l'ancien cabinet du directeur, qui fut la chambre de la reine Blanche. Le greffe vient ensuite, au rez-de-chaussée de la tour de César, et au-dessus le cabinet actuel du directeur. La liste des prisonniers célèbres qui passèrent par la Conciergerie serait bien longue à établir, depuis le connétable d'Armagnac jusqu'au prince Napoléon (janvier 1883). On y voit encore les cachots de Damiens, Ravaillac, de Lacenaire, d'André Chénier, de Mme Roland et de Robespierre. Mais le nom qui domine ici tous les souvenirs, qui change la curiosité banale en un culte pieux, c'est le la reine Marie-Antoinette. Après une captivité de près d'une année dans la tour du Temple, la reine fut amenée le 5 août 1792 à la Conciergerie et incarcérée dans un local étroit et sombre qui s'appelait la salle du Conseil, éclairée sur la cour par une petite croisée de barreaux et donnant sur « la cour des Femmes ». Cette salle du Conseil avait été précédemment divisée en deux par une cloison, qu'on avait enlevée ; dans les rainures de cette cloison on fixa un paravent qui dérobait la reine pendant son sommeil aux deux gendarmes qui avaient ordre de ne pas la perdre de vue de jour ou de nuit. La fille des Césars sortit de son cachot le 15 octobre 1793, vêtue de noir, pour comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, et le lendemain 16 octobre, vêtue de blanc, pour monter dans la charrette qui la conduisait à la guillotine dressée sur la place Louis XV. Ce cachot historique, qui ne contiendrait pas les larmes qu'il a fait répandre, et qu'il fallu murer pour ensevelir la mémoire d'un crime indigne de la nation française, fut transformé en chapelle par ordre de Louis XVIII en 1816 ; un autel, dressé par l'architecte Peyre Neveu, porte une inscription latine composée par le roi lui-même. Près du cachot de la reine se trouve l'ancienne chapelle, qu'on appelle aujourd'hui la salle des Girondins, parce qu'ils y ont, dit-on, passé leur dernière nuit. Nous ne rappelons pas la légende de leur dernier banquet ; tout le monde sait aujourd'hui qu'elle a été inventée de toutes pièces par Charles Nodier, fécond en mystifications de ce genre.
|
|
|||||||||||||
PAGES 1/4 | 2/4 | 3/4
| 44
:: HAUT DE PAGE :: ACCUEIL |
|